Au fasciste !
Réflexions à partir du livre de Marlène Benquet et Théo Bourgeron, La finance autoritaire, 2021, Raisons d'Agir
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Trois événements convergent en 2022. Le plus récent : Jaïr
Bolsonaro vient, contre ce que prévoyaient les sondages, de
pousser Lula vers un second tour, aux élections présidentielles
brésiliennes. Quatre points les séparent, on en attendait treize
ou quatorze. Le président sortant de l’agro-industrie, des
« gros sous », du lobby des armes, des Eglises
Evangélistes, du climato-scepticisme et de la nostalgie de la
dictature n’a pas dit son dernier mot – il n’est plus si sûr qu’il
sorte… Et il a prévenu : s’il perd, il ne reconnaitra pas les
résultats.
En Italie, vient de remporter les élections une coalition de trois
formations d’extrême-droite, portée par la formation ouvertement
néofasciste « Frères d’Italie ». Le profil
« lepénien » de sa cheffe de fil a largement été
commenté. Le retour aux affaires de Berlusconi, un peu moins – le
précurseur italien de Donald Trump, le massacreur de militants
lors du sommet de Gênes en 2001, la honte politique italienne du
tournant du siècle dernier, le richissime, Berlusconi.
Plus tôt dans l’année, un milliardaire extrémiste notoire, Vincent
Bolloré, qui phagocyte les médias français en toute impunité,
pousse la candidature d’Eric Zemmour aux présidentielles, jusqu’à
faire trembler – un temps – la maison Le Pen. Celui que d’autres
ont joliment appelé le « petit frisson transgressif de la
bourgeoisie »…
Trois fois, la collusion d’un mouvement politique
d’extrême-droite, autour d’une personnalité médiatique, et des
puissances d’argent. Le tout se présentant comme parole des
sans-voix.
Ce constat plagie l’introduction d’un petit livre un peu technique
mais fort utile : La finance autoritaire, écrit par les
jeunes sociologues Marlène Benquet et Théo Bourgeron, en 2021
(éditions Raisons d’Agir). Eux aussi commencent par la collusion
de trois événements. La victoire de Donald Trump, aux Etats-Unis,
justement, contre une Hillary Clinton si soutenue par la finance
que la presse américaine l’avait surnommée la « candidate de
Wall Street ». La victoire de Jaïr Bolsonaro, tient tient.
Inutile d’en dire davantage. Et enfin, la victoire du oui au
référendum sur le Brexit. Un oui porté par le très conservateur,
très autoritaire, mais très populiste Boris Johnson. Un oui que
l’on n’attendait pas. Et là, rappellent les auteurs, les
commentaires dominants ont convergé : victoire des colères
populaires irrationnelles contre les aspirations de la grande
finance (la City semblait favorable au non). Si c’est plus
discutable concernant Bolsonaro, on comprend le parallèle, et je
soutiens qu’on peut le faire avec les trois événements de 2022.
Reste à savoir à quoi on a affaire. Nos deux chercheurs partent du
Brexit. Apparemment, un étrange référendum, risqué, contre les
désirs de la City, qui voulait rester dans l’Union Européenne.
Pourtant, il n’en est rien. Il suffit de scruter le financement
des campagnes. Oh surprise ! Non seulement la campagne du oui
fut autant financée que celle du non (ou presque), mais surtout la
part des acteurs de la finance dans la campagne du oui était plus
grande, et nettement ! Et l’on sait le rôle de ce battage
médiatique dans le résultat final. Le commentaire dominant
s’effondre. Et s’il s’agissait plutôt d’une victoire de certains
intérêts financiers qui avaient, contre d’autres, instrumentalisé
les frustrations populaires ?
Pour enfoncer le clou, nos jeunes sociologues se demandent :
quels acteurs financiers ont soutenu le oui, et quels sont ceux
qui ont soutenu le non ? Là, on entre dans la partie
franchement technique du livre – qui tire ses arguments de la
thèse de doctorat des deux auteurs. Nous intéressent surtout les
résultats. Du côté du non, on retrouve effectivement les grands
acteurs historiques de la City : les grandes banques
d’investissement, les compagnies d’assurance, les fonds de
spéculation immobilière classique, etc. Mais du côté du oui au
Brexit, on retrouve en masse des acteurs plus récents, qui ont
émergé ces vingt dernières années, et se sont spécialisés dans des
opérations bien plus risquées et bien plus juteuses : les
Hedge Funds (des investissements, non dans des actions, mais dans
les créances titrisées ou les options d’achat) et autres modes de
quantitative investment (recours à des algorithmes pour réaliser
des investissements aléatoires). Bref, précisément les pratiques
financières qui ont provoqué la crise de 2007, et qui ont donc
survécu !
Or, on retrouve les mêmes acteurs financiers derrière les
premières campagnes de Trump et de Bolsonaro ! Quoi ?
L’extrême-droite populiste ne serait pas le fruit spontané des
colères populaires contre la haute finance ? Pire, c’est elle
qui est soutenue, créée, attisée par certains acteurs capitalistes
pour en supplanter d’autres ! Et que font ces acteurs
politiques une fois au pouvoir et que visent les financiers qui
les soutiennent ? A chaque fois, aller plus loin dans la
dérégulation financière et la défiscalisation des profits.
Orchestrer un repli national, non pas contre la mondialisation,
mais contre les règles financières et commerciales qui l’ont
jusqu’ici accompagnée – contre l’Europe et contre l’OMC.
Bizarrement, nos deux sociologues parlent de défaites du
« néolibéralisme » face à la « finance
autoritaire » – associant une plus grande dérégulation des
opérations financières et commerciales à un surcroît
d’autoritarisme et de réaction dans l’exercice du pouvoir.
Pourtant, on a coutume d’associer néolibéralisme et
dérégulation ! Erreur, rappellent les auteurs : le
néolibéralisme, depuis les années 30, a toujours exigé un cadre
réglementaire strict pour mieux assurer les opérations
commerciales et financières. C’est ce que voulaient les auteurs de
la constitution de la RFA et les inspirateurs du Traité de Rome,
c’est ce que visent le FMI et la Banque Mondiale. Et à nouveau
c’est ce qui s’est exprimé en 2008, après la crise des Subprimes.
Si le néolibéralisme nous semble dérégulateur, c’est parce que
nous pensons aux tâches sociales de l’État et aux services
publics, qui sont bel et bien ses cibles. Pas les règles de
fonctionnement économique et financier. Ce néolibéralisme a pu se
développer à la faveur du New Labour de Tony Blair, du SPD de
Schröder et du PS des années 90 (Strauss-Kahn, Delors, etc.). Mais
l’idéologie conservatrice et dérégulatrice – y compris sur le plan
économique – qui s’exprime derrière Trump, Bolsonaro ou Johnson,
est plus proche de ce qu’on appelle aux Etats-Unis le
Libertarianisme – un mélange d’État Gendarme inflexible et de
chèque en blanc laissé aux grandes fortunes.
Mes propres travaux (et ceux de beaucoup d’autres) m’obligent
maintenant à rectifier pour aller plus loin. En fait, les
néolibéraux se sont toujours partagés en deux camps. Tous ont
toujours soutenu qu’il faut assurer un ordre pour laisser libre
cours au capitalisme. Mais pour les uns (les moins
« réac », disons) cet ordre, ce sont d’abord et avant
tout des règles du jeu économique strictes – pour le reste, on
peut être « progressiste ». C’est l’esprit même du
marché commun qui a engendré l’Union Européenne. Et pour les
autres, l’économie doit aller vers toujours plus de dérégulation –
l’ordre social, lui, est maintenu par la conservation des
structures sociales héritées. Décrit comme cela, on reconnaît
aussi des choses déjà anciennes : le conservatisme d’un
Reagan et d’une Thatcher, par exemple. Voire même
l’ultralibéralisme économique de la dictature de Pinochet !
Alors que se passe-t-il aujourd’hui ? Derrière la
« résistance » de Bolsonaro, derrière les velléités d’un
Bolloré, derrière la victoire de l’extrême-droite en Italie et sa
montée en puissance dans nombre de pays européens, il y a toujours
à l’oeuvre cette aile réactionnaire – voire fascisante – du
néolibéralisme, dont les intérêts financiers voudraient
s’abstraire des règles du FMI ou de l’Union Européenne. Et
derrière les néolibéraux pro-européens ou pro-OMC, il y a
davantage ces néolibéraux régulateurs sur le plan économique, mais
tout aussi destructeurs sur le plan social et politique. Si
Johnson a perdu le pouvoir, Liz Truss reste strictement dans la
même perspective. Et du coup, que penser du fait qu’elle s’est
fait taper sur les doigts par le FMI, la Banque Mondiale et une
partie de la City, la poussant à retirer une bonne part de sa
politique de baisse d’impôt ? Et bien peut-être qu’un nouveau
rapport de force entre ces deux grandes orientations de la finance
et du néolibéralisme s’opère. Un énième revirement dans cette
guerre des grands de ce monde qui nous confisque l’espace public.
Inversement, donc, y a-t-il quoi que ce soit derrière les extrêmes
droites contemporaines susceptible de gêner le capitalisme ?
Et bien, on le savait, et cela se confirme ici : rien.
Vraiment, rien. Et on le voit bien dans notre étrange Assemblée
Nationale. Ces deux orientations – plus et moins conservatrices –
du néolibéralisme se déchirent, sauf lorsqu’il s’agit de s’opposer
à son véritable ennemi – une gauche vraiment à gauche. Le vote des
89 députés du groupe Rassemblement National le montre à loisir
(89 !!).
Que dire alors du risque néofasciste, qui vient de trouver
brutalement une nouvelle incarnation en Italie, et qui commence
aussi à faire son lit en Allemagne, à bas bruit, derrière la
fusion de certains groupes de réflexion néolibéraux réactionnaires
avec des groupuscules ouvertement néonazis ? Dans
l’entre-deux guerres, les fascismes avançaient déjà appuyés par
certains intérêts capitalistes s’opposant à d’autres. Et ils
avançaient déjà en se mêlant à des colères, des frustrations et
des institutions qui les précédaient – armées, églises, etc. Comme
le cancer ou la gangrène, le fascisme n’arrive jamais seul, et
prend des formes différentes selon l’organe qu’il contamine
d’abord ! Il y a une dizaine d’années, l’historien Robert
Paxton avertissait : n’attendons pas de revoir défiler des
chemises brunes pour s’inquiéter du retour du fascisme !
L’armée, les associations d’anciens combattants n’ont plus la
place qu’ils avaient dans les années 20, en Allemagne, en France
ou en Italie. Et les frustrations, que produisent les
dysfonctionnements démocratiques, ne prennent plus les mêmes
formes. Restent une certaine violence, un discours anti-système,
appuyés par une caste économique, désignant des ennemis de papier
à la vindicte populaire, pour mieux la contrôler. Et si ces lieux
de pouvoir gangrénés, aujourd’hui, était une partie de la finance,
contrôlant une partie des médias ? Et si le fascisme
prochain, déjà là, portait le costard cravate, et le tailleur
Chanel ? Et s’il expliquait les tiraillements de cette drôle
de nébuleuse que sont devenus, en France, les LR et la
Macronie ? Sans confondre complètement nos deux ennemis, il
faudra bien se résoudre, pour les affronter vraiment, à admettre
que l’un puisse prendre le visage de l’autre. Et à cesser de faire
la sourde oreille lorsque nous crions « au
fasciste ! ».
Arnaud Milanese